2009-02-07

les oiseaux

(sur un ton aigre-doux)

Premier cours sur la rue d'Ulm aujourd'hui, rue mythique, gardienne du savoir du tout Paris intellectuel. En fait, c'est la rue des deux pavillons principaux de l'École normale sup, une école de personnes qu'on dit grandes. En fait, je ne comprends pas trop c'est quoi cette institution... Mais à l'intérieur, on semble s'y trouver bien hot... (Hot, ben ben hot) Tellement hot, que l'on met des barrières pour pas laisser les gens entrer, et ça prend une carte pour y circuler... Dans l'annexe 46 (nouvelle partie, moins hot, mais normalienne quand même), qqn c'était trompé et les portes étaient accessibles aux pauvres (intellectuels). Et comme c'était ouvert, honte à moi, j'y suis entré, car j'avais cours à l'intérieur ! 

L'ambiance à l'intérieur est plutôt étrange. Premièrement, en entrant, on nous invite à gravir une première série de marche en marbre. On dirait que ça fait un pont entre l'extérieur pitoyable et l'intérieur plus élevé... Puis, il y a une deuxième série de marches (parce qu'il faut être supérieur parmi les supérieurs) Et le plus absurde, dans cette deuxième série, il y avait une rampe temporaire pour handicapés (et comment ils font pour la première série de marche ?) Comme c'est samedi (et oui, un cours le samedi), je n'ai pas vraiment pu sentir l'ambiance...

J'attendais l'ouverture de la salle de conférences en écoutant "Voodoo People" de The Prodigy (question de me mettre dans l'ambiance d'un cours sur la magie) quand un gardin nous apostropha, moi et les deux autres filles qui attendaient avec moi. Il semblait horrifié que trois personnes sans carte de l'ENS circule librement dans l'établissement. Il nous fit passer un interrogatoire sur le cours que nous allions suivre. Il voulait qu'on sorte dehors, puis qu'on entre à nouveau, mais par la porte des gens de l'extérieur. On ne comprenait rien alors il nous a laissé pénétrer dans la salle par la grande porte en nous disant de prendre l'autre porte, la prochaine fois. Il a par la suite été barrer les grandes portes de l'ENS.  

À l'intérieur du local, nous avons compris la requête du gardien : il y avait une autre porte qui donnait accès à la salle de conférence, mais cette porte donnait à l'extérieur. En fait, la salle de conférence est un entre-lieu, un passage, un lieu liminaire, un boudoir, entre l'extérieur (pitoyable) et l'intérieur (surélevé) de l'ENS. C'est une salle qui est utilisée pour les conférences et séminaires "généraux", "ouverts" et (malheureusement) reconnus dans d'autres écoles comme l'EHESS. En fait, c'est une salle de relation publique et on comprend par sa facture qui diffère du reste du décor de l'école tout le prestige que cette activité représente. Toujours est-il que la plèbe qui ose entrer à l'École ne peut le faire par la même porte. Au moins, la plèbe a aussi son escalier (en vieux béton craqué) pour se surélever, mais à l'extérieur. 

Donc j'entre par la porte des Grands ; j'ai un immense 5 minutes d'avance sur 10 heures, donc un 20 minutes à tuer avant le début du cours. Le 15 minutes académiques, en France, ce n'est pas une convention, c'est une règle. Mais en plus, à l'ENS, il faut y ajouter un 15 minutes "fashion", donc le cours commence à 10h30... Mais certains étudiants revendiquent en plus leur 15 minutes de gloire en entrant à 10h45 par la Grande porte. Les retardataires qui arrivent par la porte de l'extérieur sont simplement en retard et dérange le cours.  

Durant mon attente, j'ai eu la chance de voir arriver, dans un mouvement de grâce et de prestige, deux Normaliens (un petit, frêle et faible, trop blanc et trop chevelu, avec une moustache trop naissante et trop pointue, qui porte un foulard trop mince et se promène avec un cartable de cuir qui doit dater des années du XIXe siècle et une fille, en redingote grise sous laquelle se cache un tailleur noir et une jupe trop large, qui cadre mal avec son foulard trop "world trendy", surmonté de lunettes sans histoire et d'un chignon trop serré). Ils ont daigné s'assoir juste à côté de moi. Il faut dire que j'étais bien déguisé : je portais mon cachemire bleu poudre laissant voir un collet d'une chemise blance, avec mes cords beige... Avec le manteau de faux cuir qui a l'air vrai et mes souliers pointus, un foulard de pharmacien à la mode, je passe pour un vrai ! Je les entend discuter :
" T'as pris ce séminaire ?
- Ouais, le samedi c'est plutôt libre et j'avais le goût d'un cours plus général pour me divertir. Et toi ?
- Bien tu sais, Pa.païs, c'est mon directeur, du coup je dois assister à ses enseignements. Mais quoi, ce n'est pas vraiment ce qui va m'aider à mes recherches. Et toi, t'es sur quoi ?
- Ha bien, j'explore une possibilité sur la poésie d'Apollinaire et sa collaboration au théâtre surréaliste des années 1930.
- Tu devrais plutôt dire coopération, le terme collaboration est trop souvent associé à la complicité, donc à une idée de crime et je ne pense pas que le surréalisme est un crime ha ha ha
- C'est vrai, merci, je modifierai et toi qu'est-ce que tu prépares ?
- Bien moi je termine mon M2 et je cherche avec quel directeur j'ai envie de débuter ma thèse. Je vais sans doute devoir la bûcher à l'EHESS.
- À l'EHESS ?
- Bah, je sais, je sais, mais il y a ce directeur, ses écrits sont quand même biens. 
 Ouffff... Je payerais cher pour ne jamais à avoir leur vie !

Finalement, le prof arrive, et provoque un commentaire disgracieux mais discret du Normalien fragile, car il passe par la porte de l'extérieur. Pa.païs ressemble étrangement à André Sauvé, du moins, il a le même regard mi-folie mi-savant, des lunettes rondes, une barbe de deux jours, des cheveux bruns semi-bouclés en bataille contre la vie, un gilet vert bouteille que je veux absolument ajouter à ma garde-robe mais qu'il a fait matché (ou plutôt, qu,il n'a pas fait matcher) avec son veston gris et son pantalon d'un gris plus pâle auquels sont attachés son trousseau de clef (à la manière d'un gardien de sécurité, ou d'un handicapé léger). Il monte sur son piédestal (car le bureau du prof est surélevé par rapport au reste de la salle... car c'est le supérieur parmi les supérieurs).

J'avais déjà entendu Papa.ïs dans une conférence à Québec sur les objets fétiches et fantômes (des allumettes qui servent à combler un manque de nicotine par exemple), donc je connaissais déjà ses 32 de ses 88 tics nerveux : se forcer pour tousser quand il ne s'est pas quoi dire, se toucher le visage, se lever et marcher, rire seul, prendre un air de dédain pour aucune raison, lever le sourcil gauche, sortir ses gros yeux, danser la macaréna, se retrouver avec un pied sur une chaise, se gratter le derrière de la tête frénétiquement, rire encore seul mais en faisant cette fois peur aux enfants, enlever ses lunettes et se frotter la tempe comme un chat, arrêter de parler soudainement et repartir sur un autre sujet, écrire qqc de totalement stupide au tableau, interrompre son cours pour interroger un passant dans la rue (par la porte extérieure) qui semblait un peu perdu, taper sur son bureau à chaque fois qu'il dit "ici", vouloir avoir l'air cool, mais avec une face de chien battu, vouloir avoir l'air sévère en se penchant la tête et levant son bras droit, etc. (Bon, il y en a un de faux...) Le cours est en soi un spectacle divertissant. Mais comme je suis seul, que j'avais "Voodoo People" dans la tête et que je relevais de brosse légère, je n'ai pas eu de fou rire. (Et je demeurerai silencieux sur ma vavite contrôlée par l'immosel...)

Le contenu était vraiment intéressant, surtout pour ma thèse qui prendra désormais un détour magique... (jouer, c'est entretenir sa pensée magique, c'est chercher à avoir une emprise sur sa propre vie). Bon, j'ai beaucoup ri quand il s'est mis à parler de Chicoutimi (car l'UQAC sont en train de constituer une bibliothèque électroniques, gratuite et disponible en ligne sur les classiques de sciences sociales qui pâme tout Paris) comme une contrée lointaine dans l'arctique où on a peine à avoir des documents, et où on s'ennuie, donc on scanne des livres pour se désemmerder et aider la communauté... Ha ha ha ! 

Mais j'ai eu beaucoup de mal à me laisser embarquer par le contenu du cours... En fait, le cours a très mal commencé... Le prof commence par dire que la philo s'est peu intéressée à la magie, sinon pour la dénigrer carrément, que tout l'argumentation de Platon était anti-magique et le discours sur la raison s'opposait aux mages perses (enfin, je dis ça de mémoire, alors ça vaut ce que ça vaut)... Mais là, il commence à dire : "nous devrons nous rabattre sur des textes anthropologiques qui ne sont aucunement intéressants du point de vue de l'élaboration de la pensée, mais qui ont au moins l'avantage de considérer la magie pour ce qu'elle est au lieu de la voir pour ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire un objet de raison." Gros discours sur la supériorité de la philo pour comprendre les phénomènes... Je me sentais VRAIMENT attaqué dans mon identité disciplinaire. Je sentais monté en moi une frustration qui m'aurait convaincu de me lever de mon siège et de maudire le prof, les Normaliens, les portes, le gardien, tout ! "Bande de cannibales ! Vous êtes des chacals ! Des chacals ! Maudits câliss de philosophes de mes deux... Maudits soit votre connaissance fondée sur une absence de contenu et des extrapolations éhontées ! Moi, votre Sophia, je l'encule ! Avec des nains de jardin ! 

Pis là, j'ai eu une idée magique "Les philosophes sont des oiseaux" et je me suis calmé... Les philosophes veulent juste apprendre à voler pour voir de plus haut, pour viser plus haut, pour chier sur la tête du monde, pour les énerver, pour annoncer la paix et le malheur, pour aller dans le Sud quand il fait trop froid, pour sortir de leur oeufs et briser cette coquille qui les obsèdent... Et aussi pour agacer les non-volants, pour les obliger à espérer plus haut. Il y a des oiseaux magnifiques, des exotiques, des banals comme la pluie, ceux qui ne volent pas haut, ceux qui ne volent jamais, ceux qui ont une cervelle d'oiseau, ceux qui tombent du nid, ceux qui se laissent gaver, ceux qui vivent en groupe, ceux qui volent le nid des autres, ceux qui se plantent dans les vitres des institutions, ceux à qui on lance du pain dans les parcs publics. Les philosophes sont des drôles d'oiseaux qui ne veulent seulement jamais vivre en cage. Et j'ai arrêté de vouloir m'en farcir un pour dîner...  
 
L'ENS, c'est finalement une grosse cage d'oiseaux. Ça picosse, ça chie, ça pond des oeufs, ça gave des bébés qui veulent tout cuit dans l'bec, ça perd ses plumes, ca joue de ses plumes, ça répète ce qu'on dit, ça des beaux souliers (de perroquet)... Pas besoin de brasser la cage, juste besoin de fermer le rideau... 

Mais il faut le dire, c'est si beau le chant des oiseaux. Même d'un si drôle d'oiseau !

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