En fait, je voulais vous parler de la cuisine du troisième. (J'habite au premier, mais pour pleins de raison, je mange au troisième.) C'est vraiment cool d'un côté, parce qu'on découvre des gens, des manières de penser le repas... Il y en a qui arrive avec trop de stock, qui monopolise la table, l'attention. D'autres en prennent le moins possible, se contentent de faire chauffer un truc (c'est le bon terme) au micro-onde avant de s'évanouir dans leur chambre à l'abri des regards indiscrets (par exemple moi qui a le nez fourré partout dans l'assiette des autres, mais qui déteste me le faire faire). D'autres (pourquoi j'utilise le pluriel ?) arrivent "innocemment" avec une bouteille d'eau et une assiette vide et attendent qu'on leur remplisse. C'est la belle vie de résidence. (Au moins, il n'y a pas d'enfants laids.)
Mais l'échange ne se fait (heureusement et non) pas juste au gré des rencontres et des contacts directs... Les contacts indirects sont à la cuisine du troisième une source intarissable de sujets hurlants. En sa qualité de lieu commun, il y a une négociation de l'espace public qui exacerbe l'individualité. Au 3e, on apprend vite à qui on a à faire... Montre-moi comment tu gères ta cuisine et je te dirai qui tu es... Très tôt, on apprend à détester des gens.
Il y a "les asociaux" qui entrent dans la cuisine sans dire bonjour, repartent sans dire au revoir, partent s'ils rencontrent des gens, mangent à des heures douteuses ou préfèrent manger dans leur chambre. Habituellement, ils nous rendent indifférents, mais leur asocialité cache souvent un vecteur de détestabilité... (C'est tellement de la mauvaise foi, mais on s'en fiche)
Il y a "les égocentriques" qui prennent d'assaut la cuisine comme s'il s'agissait de la leur. Ils s'installent dans un siège et ne le libèrent même pas s'il y a trop de monde, ils se prennent des casiers qui ne leur appartienne pas (moi, j'y ai été forcé, j'ai échangé mon casier avec du monde qui voulait manger à la cuisine du premier, mais ils n'ont jamais payé leur 20 euros pour me libérer leur casier... je me suis vraiment fait fourrer...), ils partent avec des objets utiles à tous (il n'y avait plus aucune passoire aujourd'hui... Habituellement, il y en 6... Qu'est-ce qu'on peut faire avec 6 passoires ?), ils n'ont jamais acheté de liquide vaisselle ni d'éponges, se contentant de voler ceux qui en amène...
Il y a "les dangeureux". Eux sont vraiment à surveiller : ils oublient de fermer les éléments, le four et autres appareils.
Et la catégorie la plus répandu : "les cochons" pour qui la salubrité est une question de femmes de ménage ou de femmes tout court. (Oui. Tout à fait. Ce n'est pas le derrière de mon oreille qui me picote.) Ils laissent leur responsabilité face à la salubrité des lieux à d'autres. Ils ne font pas leur vaisselle, ils laissent les éléments, les lieux, la table, etc. dans un état lamentable. On les déteste et les surveille sans jamais ne les attraper.
Un gars a cependant réussi à avoir la plus belle technique au monde pour les "surveiller et punir" : le tableau blanc. Le tableau blanc est un outil fort peu efficace de communication entre les utilisateurs du lieu commun. (Par exemple, qqn avait organisé un repas partage aujourd'hui, mais personne ne s'est manifesté... Good job) Habituellement, il y a une niaiserie d'écrite et un commentaire du genre : "Ramassez-vous gang de cochons !" Mais le gars en question a eu une idée de génie (non, ce n'est pas moi, j'aurais aimé avoir cette intelligence). Il a simplement marqué : "Je sais qui merde la cuisine"...
Derrière ses allures de "I know what you did last summer", c'est un procédé fort efficace. Depuis ce temps, la cuisine est propre (et déserte). Les cochons se sentent épiés et dès lors, ils se décochonnisent de peur de se faire démasquer, et de payer pour tous les autres. D'autres ont sans doute quitté le navire, sentant la soupe chaude... Nous ne saurons sans doute jamais qui sont les cochons... Mais si on apprend, c'est clair qu'on se fait un méchoui.
Les rapports indirects dans la cuisine n'ont rien de fraternels. C'est un territoire qui n'a rien de neutre. Les identités s'affrontent, croisent le fer. Elle se sent constamment attaquée, comme si le lieu commun n'avait de commun que le sentiment d'être le propriétaire. Cela cache chez nous les Canadiens une profonde difficulté à vivre ensemble. Plutôt, cela prouve l'échec de l'idéal du bien commun. C'est triste. C'est pour ça que je suis de mauvaise foi envers les asociaux : c'est là la base du problème.
À la MEC, il n'y a qu'un seul réel lieu commun : la cour intérieure. Malheureusement, il fait désormais trop froid pour s'y retrouver... Jusqu'au retour du printemps, nous sommes condamnés à nous surveiller sur fond de tableau blanc. Je vais finir par jeter la serviette, quoiqu'un égocentrique va se dépêcher de venir la ramasser pour la piquer. Suis-je en train de devenir complètement asocial ? Par dépit ? Par abandon ? Dans ce cas, je vais sans doute devenir de mauvaise foi envers moi-même.
3 commentaires:
Quel beau témoignage ethnographique! Lévi-Strauss, à 100 ans, est-il à la MEC? ;)
No
Ah! et qui disait que j'écrivais avec plein de violence! mes termes sanglants viennent d'être égalés par ta critique cinglante...bébés laids, faire un méchoui avec les cochons, égocentriques qui volent ta serviette! voilà! tu vois, désillusion quant à la nature humaine, ça donne des envies d'ajouter plein de termes bien virils et sanglants dans une critique franchement divertissante et réaliste!
Lâche pas la patate mon jocelyn, ça pourra toujours te servir comme arme pour assomer les cochons et mieux les rôtir!
C.v.
Wow t'es hot Patrick d'avoir reconnu le style de Lévi... C'est exactement l'effet que je voulais donner... Une analyse catégorique, une vision fataliste et défaitiste de l'humanité, un refus de croire en la nature humaine quand c'est finalement ça que je théorise...
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